Publié le 17 juillet 2023
Les supply chains vont faire face à de nombreux enjeux environnementaux et planétaires dans les prochaines années. Ruptures répétitives de matières, pénuries, crises énergétiques, militaires, économiques… Pour y répondre, une solution s’est démarquée : la supply chain circulaire. Pourquoi ? Quels sont les bénéfices ? Comment les atteindre ? Nous avons interviewé 2 adeptes des processus circulaires pour savoir ce qui les a convaincus.
Anaïs Leblanc est Directrice Associée chez Citwell Consulting. Citwell est un cabinet de conseil spécialiste de la supply chain et des opérations. Les collaborateur.ice.s y font du conseil à la fois stratégique et opérationnel. Leur mission est d’aider les entreprises à se transformer vers un impact positif.
Pour Anaïs, depuis déjà 6 ans, la supply chain circulaire est la solution la plus vertueuse pour répondre aux enjeux. Pour elle, la première étape est de comprendre son fonctionnement.
Olivier de Rugy est Directeur des Opérations chez Cordon Group. Le Groupe est un acteur international de référence dans les secteurs de la fabrication, de la réparation et de la rénovation, ainsi que du recyclage des produits électroniques notamment du télécom depuis 35 ans. Aujourd’hui, le groupe possède également des compétences en préparation de produits neufs.
Pour Olivier, la pensée circulaire est ancrée dans le groupe. Cet ADN permet même d’accélérer les transformations chez Cordon Group.
Bretagne Supply Chain : Pouvez-vous nous expliquer en quelques mots ce qu’est la supply chain circulaire et son fonctionnement ?
Anaïs Leblanc : La supply chain circulaire représente l’ensemble des façons de planifier et d’exécuter qui vont permettre de gérer les flux circulaires. Les flux circulaires sont la réutilisation et la réparation de produits neufs, le remanufacturing (réassemblage avec des pièces issues de l’occasion) et le recyclage.
Gérer toutes ces boucles nécessite de les anticiper en termes de moyens physiques, technologiques et de compétences. Cela requiert également de savoir les exécuter et avoir une traçabilité. Il faut donc être en capacité de piloter les matières, mais également les projections futures de la disponibilité des matières.
Tout cela demande donc le pilotage d’une supply chain de bout en bout sur de multiples boucles, en tenant compte de la variabilité des entrants et des sortants.
Olivier De Rugy : Au départ, pour réparer et reconditionner des produits, nous regardions dans les poubelles ! Nous pouvions réutiliser ces « déchets » et en ressortir le maximum de produits, puis proposer un prix dessus. La réutilisation permet de développer des boucles circulaires, et par extension de la supply chain circulaire.
Lorsqu’on réutilise, on redonne de la valeur aux « déchets ». Et tout le monde aime valoriser ses déchets, dans une boucle interne ou externe.
O.DR : A sa création, le groupe réparait les minitels France Télécom. Nous avons vécu une rupture de matière plastique et la direction a fait la remarque « Nous en jetons pleins et pourtant nous en avons besoin ». La réutilisation s’est faite par logique.
A.L : Ce que l’entreprise Cordon Group a vécu, les autres entreprises devront le vivre, parfois malheureusement contraintes ou forcées. La période de Covid en a été un bon exemple.
BSC : Comment la supply chain circulaire a suscité de l’intérêt ?
A.L : Il y a eu la conjonction de deux facteurs : les récentes crises depuis le Covid, et la prise de conscience environnementale.
En effet, le Covid, la guerre en Ukraine ou même la fermeture des états en Chine ont montré que les chaînes d’approvisionnement étaient très bien huilées mais un moindre grain de sable pouvait lourdement les impacter. Ces contextes exceptionnels ont fait émerger de nombreux sujets : la gestion des risques, la régionalisation ou le multisourcing.
Pour la prise de conscience, le débat s’est ouvert sur les limites planétaires. En Europe, nous ne sommes pas du tout résilients. Nous n’avons pas de ressources sur le territoire. La question se pose alors de réutiliser celles que nous avons déjà.
Tout cela créé un terreau possible pour faire du circulaire.
O.DR : Depuis 5 ou 6 ans, un bruit de fond se développe. Avant, les notions de réparabilité et de pièces détachées n’étaient pas exploitées. Aujourd’hui, on parle d’éco-conception.
En Europe, des lois nous encouragent sur le recyclage et la valorisation. Nous avons également des obligations de production du territoire européen. Si on arrive à rendre pérennes et durables les productions européennes, c’est un premier pas. Mais pourront-elles l’être si elles font face à des concurrences qui n’ont pas du tout les mêmes complexités ?
O.DR : « Comment faire plus de chiffre en dépensant moins ? » L’idée de Cordon Group était d’aller générer du chiffre qui soit gagnant pour le client. Les économies circulaires ne marchent que quand il y a des économies.
BSC : Quelles sont les clés pour réussir le déploiement d’une supply chain circulaire ?
A.L : Dans le livre blanc que nous avons écrit avec le cabinet Soroa, nous avons mis en avant 6 facteurs clés de succès à destination des pouvoirs publics, pour pivoter vers une supply chain circulaire.
Lors de nos travaux pour comprendre « comment on fait une supply chain circulaire », nous nous sommes rendus compte que nous étions trop souvent bloqués par des problématiques du cadre. Par exemple, il est moins cher d’envoyer un téléphone français pour être recyclé à l’étranger que de directement le recycler en France. Nous avons donc écrit ces 6 facteurs de succès à destination des politiques, afin de sensibiliser les personnes qui pousseront les normes de demain.
La supply chain circulaire n’est pas que le recyclage et l’emballage. La « circularité haute » va plus loin sur des thématiques comme l’indice de réparabilité, afin que la durée de vie des produits soit plus longue. Quand nous regardons ce que peut être la supply chain circulaire, ça ne s’arrête jamais : c’est infini !
Avec tous ces concepts, il sera également nécessaire de permettre le déploiement des infrastructures, de soutenir la formation et les compétences à développer, voire aussi arbitrer l’usage des matières dans des cas précis.
O.DR : Effectivement, la formation est un sujet important chez Cordon Group. Dans nos métiers, il existe trop peu de formations et pas assez de vocations. Nous devons alors former nous-même.
Dans le cas de notre activité « téléphonie », les tâches sont découpées dans les ateliers. Cela permet de simplifier la formation et les compétences sont alors plus accessibles par région. Cette méthode peut fonctionner car l’échelle multi-locale est bien dimensionnée.
Cette échelle multi-locale nous permet également de nous rendre compte que pour recycler un lave-vaisselle, ce n’est pas toujours pertinent de l’envoyer ailleurs, même simplement dans le sud de la France pour tout centraliser. Nous avons alors développé plusieurs endroits pour les déposer, en sauver le maximum et analyser ce qui est réutilisable ou non.
Le concept de réutilisation mentionné précédemment nécessite également qu’il y ait un besoin sur le marché. Cela permettra d’éviter de tout récupérer et stocker sans besoin identifié. En effet, le but initial de la supply chain est avoir le bon produit, dans la bonne quantité, au bon moment. Il en faut ni trop peu, ni trop, ni trop tôt, ni trop tard, sinon nous finissons par stocker. Avec la supply chain circulaire, la question évolue et devient « Comment avoir le bon décisionnel, au bon moment, sur le bon produit et comment prendre la bonne décision pour éviter le stock et permettre tout de même la réutilisation ? »
Une idée possible serait de connaître les usages de nos concurrents. Plutôt que de recycler la pièce, nous pourrions générer plus de marge et de chiffre d’affaires en revendant au concurrent. Cela permettrait de sauver des produits, et notre concurrent comme notre entreprise économiserait et génèrerait du chiffre d’affaires. C’est gagnant-gagnant.
A.L : Et avec cet exemple, nous retombons aussi sur le facteur de traçabilité ! Il faudra tracer ces produits pour que les entreprises entre elles comprennent la même référence du produit échangé. Tout est donc bien lié.
O.DR : Pour finir sur cette question, une des clés de la réussite de Cordon Group a été de toujours travailler avec la reverse logistique (la logistique inversée) pour récupérer la matière. Récupérer de la matière nécessite de l’anticipation car au-delà de recréer, il faut anticiper le processus, les connaissances et l’usine pour récupérer la matière dont on aura besoin plus tard.
BSC : Si vous deviez conseiller une entreprise pour passer à la supply chain circulaire, quelles réflexions lui conseilleriez-vous et quelle serait la première étape ?
O.DR : Dans le circulaire, on parle de boucles parfois très grandes et très vastes. Cela concerne l’éco-conception, la reverse logistique, la rénovation, le recyclage. Le mieux est d’avoir une vraie réflexion et être accompagné. Plutôt que se dire « On va prendre bout par bout », il faut « Regarder la big picture ». Toutes les étapes à franchir pour arriver au circulaire viendront toucher toutes les parties de l’entreprise et tous les processus.
C’est une transformation hyper engageante. Tous les professionnel.le.s doivent se mobiliser et il faudra acquérir de nouvelles compétences dans les entreprises. Avant de pouvoir agir, de pouvoir penser à relocaliser ou à avoir de l’éco-conception, il y a tout un monde à passer avant d’arriver à quelque chose de viable.
A.L : La première chose à faire serait de travailler avec les dirigeant.e.s pour analyser le potentiel de toutes les boucles, tous les leviers, et toutes les circularités faciles ou difficiles à activer. Cela permettra de construire une trajectoire dynamique qui évolue tout le temps. Il est indispensable aussi de démontrer qu’économiquement ça a du sens, que cela s’accompagne de résultats.
Un deuxième point est de garder en tête que ce n’est pas si simple. La trajectoire d’une entreprise linéaire pour être circulaire n’est pas évidente, et celle pour la supply chain est encore moins écrite.
Chez Citwell, nous sommes en train de former une alliance pour que la supply chain circulaire dépasse les frontières. Cette alliance devrait mêler des collectivités pour expérimenter, des industriels pour obtenir un retour terrain, et l’éducation (notamment l’enseignement supérieur) pour soutenir les expérimentations, la R&D et les thèses.
Je conseille vraiment aux entreprises de se rapprocher de celles et ceux qui le font déjà, pour pouvoir accélérer et créer un réseau.
Le circulaire doit se faire en réseau.