Publié le 15 juin 2021
A l’occasion de son colloque « Nouveau consommateur, nouvelles supply chains » en avril dernier, Bretagne Supply Chain a reçu Bertrand Chabrier, Directeur du développement de C-Log Solutions et administrateur de BSC. L’occasion d’évoquer avec lui l’année si particulière que nous avons traversé et les enjeux de l’omnicanal pour le secteur textile.
Bretagne Supply Chain : En mars 2020, le premier confinement et la fermeture des magasins ont engendré une transformation violente de votre activité et de votre organisation.
Bertrand Chabrier : La fermeture des magasins et de nombreuses activités a déclenché des réactions en chaîne. Le Groupe Beaumanoir [propriétaire de C-Log] possède plusieurs centaines de magasins en Chine. Nous étions donc préparés à cette crise, pour l’avoir vécu quelques mois auparavant. Nous avons pris très vite au sérieux ce qu’il se passait. Nous avons rapidement fermé nos entrepôts par précaution, pour prendre le temps de mettre en place un protocole sanitaire et accueillir nos équipes dans de bonnes conditions. Le principal était de préserver la santé de nos salariés. La deuxième priorité était de pouvoir continuer de travailler au profit de nos clients.
BSC : Le e-commerce a explosé pendant cette période…
B.C. : Nous avons effet fini l’année avec 70% de croissance. Ce résultat, un peu au-dessus de la moyenne du secteur, est lié aux trois typologies de clients que nous gérons. Les « omnicanal » gèrent tous les canaux de distribution et avaient déjà le « canal » e-commerce ouvert, canal qui a littéralement explosé. Les « whole-sale » avaient déjà vendu toutes leurs collections. Ils étaient donc à l’abri à court terme. La complexité pour eux est arrivée par la suite car leurs clients se sont retrouvés avec les magasins fermés et donc avec des problèmes de trésorerie. Enfin, les « retail » ont été obligés très rapidement d’organiser des solutions e-commerce, seule solution pour vendre leurs marchandises.
BSC : Certains clients étaient donc prêts et d’autres en difficulté car le e-commerce pour eux étaient presque conceptuel ?
B.C. : La pandémie a fait gagner cinq ans de croissance au e-commerce. Ceux qui préparaient l’avenir se sont retrouvé dans cet avenir du jour au lendemain et il leur a fallu accélérer !
BSC : Vous avez donc réorganisé vos plateformes à la réouverture…
B.C. : Nos équipes ont été très réactives et ont fourni un gros travail. Je les salue car il a fallu passer rapidement d’une activité avec de grosses commandes pour les magasins vers une activité avec de très nombreuses commandes mais peu de pièces. Et ce n’est pas du tout le même métier. Nous avions opéré progressivement cette transformation depuis plusieurs années mais, avec la crise, il a fallu ne faire presque que ça !
Nous avons en parallèle continué à réceptionner la marchandise de nos clients et nous nous sommes préparés à la réouverture, même si nous n’avions pas de date exacte. La croissance du e-commerce a été exponentielle mais nos clients attendaient avec impatience la réouverture des parcs de magasins.
Quand vous entrez en confinement au début du printemps et que vous rouvrez à l’été, la collection ne convient plus. Il a donc fallu organiser le rapatriement des marchandises des clients vers nos entrepôts et, en même temps, renvoyer la marchandise des collections estivales.
BSC : Vous deviez être très sollicités, notamment par de nouveaux clients qui avaient besoin de vous. Comment avez-vous réagi ?
B.C. : Notre priorité a été de nous concentrer sur les besoins de nos clients existants. Nous travaillons aujourd’hui avec une trentaine de marques et elles nous ont sollicité comme jamais. Elles nous ont demandé une agilité hors-norme avec une maîtrise des coûts très pointue et des projets de transformation un peu fous ! Toutes nos ressources ont été mobilisées.
En parallèle, nous n’avions pas beaucoup de temps pour intégrer de nouveaux clients. Nous avons été fortement sollicités par des entreprises qui avaient soit besoin de mettre en place une logistique e-commerce en moins de deux mois, soit qui souhaitaient démarrer des activités en produisant des masques par exemple.
BSC : Comment les avez-vous gérés ?
B.C. : Nous avons continué à discuter avec les entreprises qui avaient déjà un projet et qui nous avaient déjà contacté. Le projet s’est « simplement » accéléré. Nous sommes souvent contactés par des entreprises qui ont une logistique « essoufflée », qui n‘est plus adaptée à leur taille ou à leur croissance, ou bien par des entreprises qui ne gèrent pas tous les canaux de distribution. Il y a des logisticiens qui savent très bien faire du BtoB mais pas de e-commerce.
Quand des entreprises ont une supply chain montrant des signes de faiblesse et qu’elles se retrouvent dans cette crise-là, elles ne peuvent plus continuer. Elles ont compris, malheureusement trop tard, qu’il leur fallait à l’avenir une supply chain efficace.
BSC : Une sur-sollicitation qui a ralenti votre développement car vous vous occupiez beaucoup de vos clients…
B.C. : Oui c’est frustrant ! Nous avons été très sollicités car nous sommes très visibles dans notre secteur d’activité. Nous ne pouvions pas tourner le dos à nos propres clients juste par opportunité pour aller chercher de la croissance à tout prix ! Nous nous serions mis en danger. D’une part, nous n’avions pas les ressources pour tout faire et, d’autre part, nos clients n’auraient pas compris.
BSC : Il y a des marques qui souffrent. Avez-vous perdu des clients?
B.C. : Malheureusement oui. Nous avons eu deux ou trois clients qui étaient déjà fragilisés et que la crise n’a pas arrangé. Les entreprises qui étaient sur un modèle un peu essoufflé ont beaucoup souffert. En même temps, d’autres étaient déjà dans de nouveaux business models : traçabilité, sourcing, éco-responsabilité… Elles, n’ont jamais eu autant le vent en poupe ! Et celles qui étaient très digitalisées ont profité en plus de cette croissance phénoménale du e-commerce
BSC : L’augmentation des retours a-t-elle été compliquée à gérer ?
B.C. : En théorie, avec 70% de croissance sur le e-commerce, nous avons aussi 70% de croissance sur les retours e-commerce. Et beaucoup de nouveaux « e-shopper » sont apparus, ce qui a accéléré le phénomène. Il faut savoir que le e-commerce est plus simple à gérer dans le sens « entrepôt-client » que l’inverse. Quand les clients retournent des colis, ces derniers ne sont pas tous homogènes : ils sont parfois re-scotchés, pas emballés dans l’emballage d’origine. Il faut donc les contrôler : ont-ils été portés ? Ont-ils toujours leurs code-barres ? Tout cela et très complexe à gérer. Nous avons donc été obligés de transformer les zones : nouveaux meubles e-commerce, réhabilitation de certaines zones pour faire du e-commerce, augmentation de la zone des retours… Les retours e-commerce, c’est une chose, mais nous avions également beaucoup de retours des magasins à gérer.
Ce qui est important à comprendre et qui n’a pas été compris par toutes les marques, c’est qu’il fallait faire quelque chose de la marchandise bloquée en magasin. Quand des avances de trésorerie ont été faites pour mettre de la marchandise en magasin et qu’elle ne va pas se vendre, la saison est ratée.
Un produit dans la mode dure entre huit et dix semaines. Ces marchandises ont été perdues pour toute l’année. Les marques les ont donc rapatriées et re-stockées pour l’année d’après. Certains opérateurs ont proposé aux marques de faire de la collecte dans leurs magasins pour rapatrier la marchandise, la reconditionner et la remettre en vente immédiatement. Ce qui a permis de revendre de la marchandise bloquée en magasin.
BSC : Comment avez-vous associé à votre évolution logistique ceux qui assurent physiquement la distribution ou le retour de vos produits, à savoir les transporteurs ?
B.C. : Les transporteurs sont, pour nous, des partenaires plus qu’importants puisque nous sous-traitons l’ensemble de nos transports. Nous avons une équipe d’experts au sein de C-Log [une vingtaine de collaborateurs, huit embauches prévues en 2021 : ndlr] et j’y associe les équipes informatiques, car nous avons besoin aujourd’hui d’avoir de la traçabilité pour être agile dans notre supply chain. Nous travaillons avec la plupart des transporteurs existants. Evidemment, nous avons été confrontés aux mêmes problèmes que tout le monde : pénurie de chauffeurs à un moment, pression sur les transporteurs sur des flux e-commerce avec des livraisons à domicile… Il a fallu jouer des coudes pour organiser nous-même notre propre transport et trouver des solutions pour continuer de livrer. Les délais de transport se sont allongés. Les consommateurs les ont acceptés mais il fallait rester raisonnable malgré tout ! On ne peut pas passer d’une livraison en 24/48h à une livraison en 1 mois.
On a beaucoup applaudi le milieu médical. Dans notre métier, on a beaucoup applaudi les chauffeurs routiers et les sociétés de transport qui ont travaillé dans des conditions très difficiles. Ils étaient clairement en première ligne. Heureusement que nos sociétés de transport en France ont été solides.
BSC : La pandémie et les événements récents tel que le blocage du Canal de Suez poussent-ils vos clients à revoir leur organisation ?
B.C. : J’imagine que cela fait réfléchir nos clients. En tous cas, nous nous attendons à des changements dans les années à venir ! Dans les années 70/80, le sourcing de la mode est parti vers l’Asie du sud-est. Puis il y a eu le bassin méditerranéen plus proche, avec des délais d’approvisionnement plus courts. Sur le marché du textile, des usines ont fermé en Inde, en Chine, au Bangladesh mais aussi en Turquie, au Maroc…
Il y a eu un stock invendu à court terme et nos entrepôts se sont retrouvé saturés de stocks. A moyen et long terme, c’était l’inverse. Nous nous sommes retrouvés avec des approvisionnements bloqués et avec des craintes de certaines marques de faire face à une baisse du niveau de stock de saison. Être en danger à deux reprises les fait forcément se poser énormément des questions sur le sourcing. Un sourcing plus proche est peut-être plus cher mais il permet d’adapter les achats. Cela permet d’ajuster en fonction du besoin et des prévisions de vente.
BSC : Face au e-commerce, le retail est-il mort ?
B.C. : Cela fait des années que l’on dit que le retail « c’est fini » car les meilleures entreprises en omnicanal arrivent à faire 20 voire 30% de vente sur le e-commerce. Mais nous restons dans la mode. Cela reste un achat plaisir. Il est important de voir le vêtement, de le toucher, de l’essayer et le digital ne pourra jamais remplacer cela. C’est pour ça qu’aujourd’hui nous parlons vraiment d’omnicanal, de magasins connectés : l’un ne va pas sans l’autre ! Quand un achat est fait en ligne, il est intéressant d’aller en magasin pour rendre votre article ou prendre une autre taille. Le retail se réinvente et s’est toujours réinventé. Je n’en ai aucun doute, le e-commerce sera toujours en complément. Nous aurons la possibilité de commander de la marchandise qui sera soit dans un entrepôt et nous serons livrés comme aujourd’hui, soit dans un magasin qui sera à côté des chez nous. Quand le transport sera accessible en termes de prix, nous pourrons livrer directement de nos magasins
BSC : Qu’avez-vous appris de l’année folle que nous venons de passer ?
BC : Je pense à toutes les épreuves que nous avons rencontrées. Ce que nous avons appris en interne, c’est que nous avons réussi à surmonter tous ces obstacles et cela montre à quel point la coopération et les valeurs de l’entreprise sont importantes. Nous avons également appris que la relation avec nos clients est une relation de partenariat. Dans ces moments, il est important de travailler en toute transparence et de se retrousser les manches pour trouver des solutions ensemble. L’agilité est également très importante dans notre métier. Nous avons été confrontés à quelque chose de soudain et de violent. Il a fallu tout changer du jour au lendemain.
Cela nous a conforté dans notre métier. La logistique est dans l’ombre depuis des années. Ces métiers sont sortis de l’ombre progressivement car ils devenaient très importants financièrement et commercialement pour les entreprises : le bon produit, au bon endroit au bon endroit dans les bonnes quantités. Cela n’a jamais été aussi vrai que maintenant.
Une entreprise qui a du succès depuis quelques années a obligatoirement une supply chain très bien organisée. Et celles qui n’en avaient pas ont trébuché pendant cette crise. Finalement, c’est un métier qui est enfin mis en lumière et qui a été justement remis « au milieu de la place du village ».